« Heureuse délinquance ! »

Témoignage de fr Jean-Pierre Lachaize. Il était alors responsable d’un Centre social à Villeurbanne. (« Présence Mariste » n°160 (juillet 1984)

Le monde est malade de sa jeunesse !

Que n’entend-on pas aujourd’hui comme lamentations sur les jeunes ! Soyons sérieux : on a la jeunesse qu’on mérite. Cette jeunesse-là, force de contestation et de critique du type de société qu’on a construit pour elle, nous renvoie amplifiées les failles, les carences et la violence de notre société.
Alors cessons pleurs et jérémiades sur les horreurs de la jeunesse actuelle pour nous placer face à nos responsabilités, à nos devoirs d’éducateurs et de témoins d’autres valeurs.

La délinquance sous toutes ses formes
n’est que le fruit de l’abandon par nous adultes d’un certain nombre de valeurs. « Heureuse délinquance » qui nous interroge, nous conteste, met en évidence les tares dont nous souffrons, les valeurs que nous avons abandonnées, les systèmes dévalorisants que nous prônons !

Convictions

II faut que des voitures brûlent pour que soit enfin posé le problème des ZUP, de ces quartiers béton, parking de la misère, du désœuvrement et de l’isolement. Il faut que de jeunes immigrés soient tués pour que nous recevions, en pleine figure, cette image d’une France intolérante, malade de ses égoïsmes.

Alors, ne nous étonnons plus du succès d’une frange politique clamant la France aux Français, avec des relents de fascisme et de racisme qui devraient quand même rafraîchir notre mémoire.

Soyons clair :
je ne défends ni ne protège aucune déviance ou acte délictueux, Je cherche à comprendre et à faire comprendre que le processus de la délinquance dans lequel des jeunes sont engagés comporte des causes et, nous adultes, gens bien, avons notre part de responsabilité. Nous récoltons ce que nous avons semé.

Vis-à-vis des immigrés, boucs émissaires actuels, parlons justice d’abord :

  • qui les a fait venir en masse lors du grand boom économique des années 50-60, afin de profiter d’une main-d’œuvre immédiatement efficace et souvent sous-payée ?
  • Qui les a parqués dans des ghettos ?
  • Comment se fait-il qu’après tant d’années, le nombre d’analphabètes soit si important ?
  • Est-ce si simple, si juste de dire aujourd’hui : « Rentrez chez vous, on n’a plus besoin de vous ! ».
  • Est-ce si simple, si juste de les charger de tous les maux dont nous souffrons : délinquance, chômage, insécurité… ?
  • Est-ce juste de tendre l’oreille à ceux qui clament qu’ils grèvent la Sécurité Sociale alors que c’est faux, qu’ils nous prennent notre travail alors que l’on sait bien que le départ massif des immigrés serait à l’heure actuelle une catastrophe pour notre économie ?

Comme il est simple de procéder à de tels raccourcis !

Nous sommes chrétiens.

  • Rappelons-nous le grand, le seul commandement : aime ton prochain, fais du bien à celui qui te gêne, à celui qui est différent de toi ; ne juge pas et tu ne seras pas jugé, sois miséricordieux et tu obtiendras miséricorde, tends la main à l’opprimé, à celui qui souffre…

Je suis fier de dire que j’aime et admire les immigrés
parce qu’une majorité de Français les ignore ou les déteste. Je crois en une société pluri-raciale et multi-culturelle dans le respect de tous. Il faut commencer par changer les mentalités, changer les cœurs. Ensuite, il faut faire changer les structures génératrices de ségrégation raciale.

Je ne peux m’empêcher d’évoquer l’école et son caractère élitiste, grande fabrique de jeunes désabusés en situation d’échecs.

Parlons aussi de la justice de notre pays !

Comment peut-on garder en prison 6 mois un jeune immigré coupable d’un vol de mobylette, en attente de son procès et libérer au bout de 5 mois un homme qui, pour défendre sa voiture, tire sur un jeune immigré du 1er étage et le tue ?
Comment l’opinion publique peut-elle se permettre de banaliser et d’approuver l’image des armes pour défendre un bien matériel ? Une voiture vaut-elle la vie d’un homme, même s’il est voleur ?
Je suis effaré d’entendre chez les « gens bien » une apologie de l’auto-défense armée.

  • Quelles voix se sont levées pour protester contre l’assassinat d’un jeune immigré défenestré d’un train par deux de nos valeureux légionnaires ?
  • Combien étions-nous à soutenir la marche pour l’égalité en décembre dernier ? Moins nombreux, me semble-t-il, que pour la manif de l’Enseignement Libre à Versailles et pourtant !!
    Il faut briser le processus de violence, faire taire les voix qui prêchent dans ce sens, œuvrer pour une société plus fraternelle, plus tolérante.

Ce que je fais

Je suis responsable d’un Centre Social, lieu d’accueil ouvert à tous, implanté dans un quartier réputé difficile, marqué par un urbanisme vertical, une population immigrée importante, un chômage terrible, un cadre de vie peu reluisant.

Le but de ce Centre Social :

« Créer un dynamisme social sur le quartier permettant aux gens de maîtriser leur vie et leur environnement, en favorisant la rencontre, les prises de responsabilité », (article 2 des Statuts de la Maison de Croix-Luizet).

Vaste programme qui se concrétise par un certain nombre de services et d’activités. Pour réaliser ce programme, 16 permanents (9 à plein-temps, 7 à mi-temps), et une quinzaine de vacataires et bien sûr, bon nombre de bénévoles.

Les activités sont diverses : cela va de la garderie de tout-petits au club du 3e âge, en passant par l’animation des jeunes, l’alphabétisation, la couture, la bibliothèque, les sorties, camps, stages…

Une équipe de 5 animateurs se penche plus spécialement sur les problèmes d’animation globale du quartier, des jeunes en difficulté.

Notre pratique

A l’écoute du quartier, de ses habitants, nous décelons un certain nombre de problèmes, obstacles à une meilleure intégration, à une meilleure maîtrise par les gens de leur vie et de leur cadre de vie.
Face à ces problèmes, en tant que structure sociale, nous essayons d’apporter des réponses aussi bien individuelles que collectives.

Un exemple :
un constat : l’échec scolaire de beaucoup d’enfants du quartier et débouchant sur des situations de jeunes, à 16 ans sans emploi, sans formation et surtout marqués par cet échec scolaire, une réflexion :
comment permettre à ces enfants d’avoir une scolarité réussie ? Il faut pour cela interpeller l’école, mettre en route les parents, pallier les insuffisances du système scolaire.

une action : celle-ci s’exerce en de multiples directions, auprès de l’école d’abord, rencontre avec les instituteurs afin de discuter de ces échecs, des causes ; auprès des familles : inciter les familles à rencontrer les instituteurs, visites collectives des écoles, prévoir pour les parents, une formation afin de les aider à suivre le travail de leurs enfants ; mettre en place des séances de rattrapage scolaire basé sur le travail en petits groupes, insistant sur le côté valorisant des acquis ; accueillir des enfants et des classes à la bibliothèque afin d’inciter à la lecture, moyen de culture sous-estimé.

Nous nous intéressons à bien d’autres problèmes :
concernant la vie du quartier, notamment les jeunes : Nous avons une permanence emploi afin d’essayer de leur trouver emploi ou stage. Nous les accueillons aussi le soir et en week-end.

Tout un travail d’écoute et d’attention
permet de discuter d’un certain nombre de problèmes, de dénouer des situations complexes tant au niveau des démarches à faire que des situations de conflit à l’égard des familles, de la population, des pouvoirs publics.

La partie Loisirs,
avec les enfants et les jeunes, occupe aussi une part de notre temps : organisation de soirées, de boums, de week-end, de camps…
Le Centre sert un peu de lieu de refuge à cette population jeune qui ne trouve guère de place ailleurs où elle puisse s’exprimer. Ces jeunes, sous des dehors agressifs parfois, cachent bien des richesses et surtout beaucoup de peur et d’appréhension face à un avenir incertain.

Nous avons constitué un groupe logement
qui se bat pour de meilleures conditions de logement. (Nous avons plusieurs cas de familles de 8 personnes dans un deux pièces de 30 m2).
Nous intervenons dans un projet de réhabilitation de quartier à travers la rénovation du bâti, nous essayons de créer d’autres rapports, d’autres solidarités entre les gens ; se connaître permet de faire tomber bien des barrières…

Nous avons lancé aussi un groupe « Jeunes retraités ».
Cesser son activité à 60 ans peut être vécu comme un drame. Pourquoi ne pas commencer à faire après 60 ans ce qu’on n’a jamais eu le temps de faire : bricolage, sorties, fêtes, action militante. Pourquoi ne pas mettre au service de la collectivité ce potentiel de bonne volonté et de disponibilité ?

Il y aurait bien d’autres pistes, sur lesquelles nous travaillons, qui mériteraient d’être développées. Notre action se veut globale donc ouverte à toute idée propre à dynamiser un quartier.

Etre un militant du cœur…

Tout homme, tout groupe mérite que nous lui portions attention quel que soit le passé ou les handicaps qui l’enchaînent. La solution des problèmes graves d’insécurité, de délinquance ne pourra passer que par une transformation du contexte social et économique dans lequel nous laissons évoluer des populations, sans toutefois exclure la répression indispensable.

Plus je vis avec des jeunes dits difficiles,
plus je comprends leur désespoir pouvant déboucher sur la violence. Je ne dis pas que je l’approuve mais je la comprends.

Que des voix s’élèvent pour prêcher la compréhension, le respect, le soutien aux plus faibles, aux plus défavorisés. Je voudrai aussi que chacun s’interroge sur sa capacité de comprendre, d’aimer, de ne pas juger…

fr Jean-Pierre LACHAlZE, 17 mai 1984

(Publié dans Présence Mariste n°160, juillet 1984)

-→ Fr Jean-Pierre est décédé le 2 juin 2002
voir l’article publié par
« Présence Mariste » lors de son décès

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