Petite histoire de la civilité

Pour connaître l’évolution de la civilité à travers le temps

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Les sociétés civiles occidentales ont pris récemment conscience que la violence était devenue pour elles un problème majeur. Crimes et délits se sont multipliés. Mais, au-dessous de cette violence somme toute classique, un nouveau fléau plus diffus, et donc plus difficile à endiguer, a surgi : les micro-agressions comportementales ou langagières contre la civilité : cet art de vivre en société sans blesser la sensibilité de son entourage.

Le terme « civilité » et ses équivalents comme « urbanité » ou « politesse » évoquent le monde de la ville : (en latin la « civitas » ou l’ « urbs » ; en grec, la « polis ») car c’est en ville que se fait particulièrement sentir la nécessité de manifester un comportement rendant agréable, ou au moins supportable, le contact entre hommes.
Ainsi, dès l’Antiquité, la ville fait figure de monde gouverné par la raison et la maîtrise des passions, entouré de l’espace de la nature, de la sauvagerie, de la barbarie qui menace de le submerger.

Les livres de civilité étaient écrits en caractères spéciaux dits « caractères de civilité » ressemblant à l’écriture manuscrite. Ainsi, la lecture de la civilité servait à habituer les élèves avancés à la lecture des manuscrits

Cette dichotomie ville-campagne ne subsiste plus guère aujourd’hui et c’est dans l’univers urbain, en même temps qu’en chacun de nous, que se livre ce combat entre l’homme civilisé et le sauvage. Le problème de la civilité n’a jamais été aussi actuel.

Érasme et la naissance de la civilité

C’est dans les temps de rupture que le sentiment d’insécurité des sociétés se manifeste fortement et donc que se renforce le besoin de savoir-vivre. Ainsi, le terme de « civilité » naît au XVIe siècle, avec la fin de la société chevaleresque tandis que la Réforme protestante casse l’unité de l’Église et suscite la naissance d’une nouvelle identité européenne moins clairement hiérarchisée, moins religieuse et plus politique.

L’inventeur du mot « civilité » est Érasme de Rotterdam, le prince des humanistes, dans son petit traité intitulé De civitate morum puerilium, (De la civilité des mœurs des enfants) publié en 1530 qui préconise un savoir-vivre, une « modestie » dans le comportement, à une époque où l’exigence d’une bonne conduite devient impérieuse. Les traductions, adaptations et imitations de l’ouvrage sont innombrables. Très vite introduit dans le programme des écoles de garçons, ce projet s’adresse en fait à toute la société et transcende la barrière des ordres traditionnels car, pour Érasme, la vraie noblesse est celle de l’esprit et le savoir-vivre n’est que le reflet du savoir-être. La civilité ne néglige pas non plus la foi dans ce qu’elle a de plus élevé, car Érasme, qui consacre un chapitre à « la manière de se comporter à l’église », préconise une véritable civilité envers Dieu : « Pense que le Christ est présent, lui et d’innombrables légions d’anges […] Qu’importe que tu ne les voies pas. Ils te voient, eux ».

Le petit traité d’Érasme est donc davantage qu’un traité de savoir-vivre formel : la fondation d’une civilisation de la foi, de la raison et des bonnes mœurs qui doit se pratiquer dans sept situations-clés :
1/ De la décence et de l’indécence du maintien.
2/ Du vêtement.
3/ De la manière de se comporter dans une église.
4/ Des repas.
5/ Des rencontres.
6/ Du jeu.
7/ Du coucher.

Le puissant courant éducatif chrétien né des Réformes protestante et catholique s’applique à approfondir cette nouvelle attitude civilisatrice : dans les écoles on enseigne le catéchisme, la lecture, l’écriture… et la civilité.

Jean-Baptiste de la Salle et sa civilité

Les règles de la bienséance et de la civilité chrétienne, publié en 1703 par Jean-Baptiste de la Salle (1651-1719), fondateur des Frères des Écoles Chrétiennes, est emblématique de ce courant : quoique non destiné exclusivement aux enfants, ce livre devient une pièce maîtresse de la pédagogie populaire jusqu’à l’aube du XXe siècle (174 éditions repérées entre 1703 et 1922).

Le contenu de la civilité

Ce traité n’a pas la sobriété du modèle érasmien : une première partie en 14 chapitres traite du maintien du corps et du soin à donner à ses diverses parties, tête, cheveux, visage… ainsi qu’à l’art de gérer civilement les contraintes imposées par la nature : du bâiller, du cracher, du tousser…
La seconde partie développe en neuf longs chapitres les diverses actions de la vie : lever et coucher, habits, nourritures, divertissements…

En somme, le traité de La Salle est à celui d’Érasme ce qu’est le manuel à l’essai. À la hauteur de vue du premier, il substitue le souci du détail. Même s’il s’efforce de concilier bienséance et religion, il reconnaît, le plus souvent implicitement et quelquefois explicitement, que ces deux domaines sont difficiles à accorder :

« La bienséance chrétienne est donc une conduite sage et réglée que l’on fait paraître dans ses discours et dans ses actions extérieures par un sentiment de modestie ou de respect, ou d’union et de charité, à l’égard du prochain, faisant attention au temps, aux lieux et aux personnes avec qui l’on converse ; et c’est cette bienséance qui regarde le prochain qui se nomme proprement civilité ».

Ses anti-modèles, et donc les catégories sociales à faire entrer en civilité, ce sont les paysans (« c’est agir en paysan que de présenter à boire à ceux qui nous visitent ») ; et aussi les enfants et écoliers dont le visage trahit la légèreté, qui font des grimaces, crachent en l’air ou les uns sur les autres ; enfin les portefaix qui mettent les mains dans leurs poches ou derrière leur dos…

Une civilité à la fois contestée et triomphante

Cet idéal de La Salle qui veut que chacun devienne à la fois « honnête homme » et meilleur chrétien se heurte au XVIIIe siècle à la sensibilité des Lumières peu encline à lier religion et civilité et attirée par le « bon sauvage » qui, parce que plus près de la nature, est au fond meilleur que le civilisé.

Avec Montesquieu et l’Esprit des lois les Européens prennent conscience de la diversité des civilisations (Chinois…) et donc de la relativité des codes de civilité. Néanmoins, même si la Révolution perturbe un temps les usages civils, le XIXe siècle est celui de montée de la civilité par accès à l’école dont le programme demeure : catéchisme, morale, civilité.

À la fin du siècle, Jules Ferry, apôtre de la politique coloniale, est aussi le père de l’école laïque, gratuite et obligatoire. Ce n’est pas une coïncidence mais, au contraire, l’expression d’une logique profonde chez un homme voulant construire un monde sans Dieu et sans roi afin que l’humanité, enfin émancipée, accède à la plénitude de sa liberté et soit donc pleinement civilisée. À partir des années 1880 l’instruction civique remplace donc le catéchisme, mais la morale républicaine ne trouble pas les mœurs : c’est « la vieille morale de nos pères » dira Jules Ferry, c’est-à-dire la morale chrétienne sans le dogme. Et, quoique divisée religieusement et politiquement, la France communie largement au niveau des normes de civilité.

Une mutation de civilisation

La guerre de 14-18 révèle que la civilisation est une pellicule bien fragile pour une humanité restée au fond barbare, et les régimes totalitaires exaltent un civisme révolutionnaire. Les mutations socio-économiques des années 1960 mettent à mal les codes civiques antérieurs. Émergent de nouveaux groupes sociaux ayant leurs propres normes : par exemple les jeunes et les populations issues de l’immigration. Le voile islamique et la burqa sont aujourd’hui des manifestations spectaculaires de ces civilités de contre-société perçues comme des agressions par les uns, et admises voire justifiées par les autres. Comme il n’y a plus de consensus sur les fondements de la civilisation, les frontières entre civilité et incivilité sont devenues subjectives.

En fait, l’incivilité est à la fois moins grave et plus grave que la violence physique car elle se situe au niveau des sensibilités : elle choque. Elle est une violence symbolique génératrice de sentiment d’insécurité ou (et) de ressentiment. Elle détruit le goût de la vie en commun et favorise les communautarismes. Elle est le terreau fertile de violences plus graves. Elle empoisonne même les cours de récréation et les classes de l’école primaire.

Pour un renouveau de la civilité dans notre société

Ceci dit, l’esprit de civilité demeure considérable dans notre société et, vaille que vaille, la civilité se maintient à un haut niveau dans bien des milieux. Mais il nous manque une autorité morale capable de fournir, comme Érasme au XVIe siècle, un projet d’éducation à la civilité susceptible d’être agréé par le grand nombre.

Frère André LANFREY
(paru dans Présence Mariste N° 265, octobre 2010) [/bleu]

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