Enseigner l’art, l’art d’enseigner

Réflexions sur l’enseignement

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« À quoi ça sert ? » : combien de fois ai-je entendu, lorsque j’étais professeur de collège, cette ritournelle des élèves à propos de telle ou telle discipline scolaire, de telle leçon d’histoire, du cours de dessin… C’était aussi, dans un style plus prudent, le refrain de bien des parents pour qui les matières dites principales, à fort coefficient (français, math, langues vivantes), permettaient seules d’être orienté favorablement et de se caser dans la vie.
« On ne sait pas de quoi on aura besoin plus tard » se contentaient de répondre bien des enseignants.

L’ÉCOLE, LIEU DE CULTURE

Il est en effet bien difficile d’exposer que l’école a aussi pour but d’éduquer et de cultiver, c’est-à-dire de faire entrer l’enfant dans une communauté et de trouver un sens à son existence. La beauté, la poésie… ne servent à rien. Mais sans elles vaut-il la peine de vivre ? La grammaire, les mathématiques ne sont pas qu’utiles : elles permettent de déchiffrer le monde et de communiquer avec ses semblables.

Il n’y a donc pas d’opposition de fond entre savoir utile et culture gratuite, pas plus qu’il n’y en a entre l’art et la technique. Quand un élève dit qu’il est bon en telle ou telle discipline, il signifie que celle-ci fait désormais sens pour lui et commence à faire partie de son être. De même, quand on dit d’un professeur qu’il explique bien, on reconnaît qu’il a si bien intégré son savoir que celui-ci s’écoule quasi naturellement vers ses auditeurs. Comme le Petit Prince de Saint Exupéry avec le Renard il y a apprivoisement, c’est-à-dire relation vitale. On n’est plus dans un enseignement au sens banal du mot mais dans un processus d’initiation de maître à disciple.

L’école a pour but d’ouvrir à la culture

L’expression « apprendre par cœur », prise dans son sens premier, exprime tout à fait cette intégration du savoir au plus profond de soi, là où l’on ne distingue plus entre intelligence et mémoire, mais où s’opère une alchimie transformant le savoir en culture. La connaissance comme avoir a disparu : il n’y a plus que de l’être. Quand il rappelle, dans le Petit Prince, qu’on ne comprend bien qu’avec le cœur, St Exupéry dit, à sa manière, la même chose.

UNE CULTURE HUMANISTE

L’éducation gréco-romaine pensait exactement cela et c’est pourquoi très tôt le programme d’éducation a été constitué des 7 arts libéraux. Le Trivium, formé de la grammaire, de la rhétorique (art de bien parler) et de la dialectique (art de persuader) constituait ce que nous appelons les Lettres. Le Quadrivium, (que nous appellerions aujourd’hui les sciences) comprenait la musique, la géométrie, l’arithmétique et l’astronomie. L’homme possédant au degré le plus haut ces arts libéraux était un sage, un artiste, un philosophe digne de gouverner les hommes. Le Moyen-âge christianisera cette conception humaniste de l’éducation et étendra aux techniques le sens du mot « art ».

La Renaissance restreint le sens du mot : l’artiste est un héros inspiré ravalant les autres hommes au rang d’artisans sans inspiration. C’est pourquoi le vieux sens du mot « art » ne subsiste plus guère que dans certaines expressions comme « arts et métiers ».

Le monde contemporain a vu émerger, face à la culture humaniste tant bien que mal maintenue, une culture de masse fondée sur le désir, le bonheur, l’immédiat, dont la télévision est le porteur majeur, et une culture technicienne préoccupée essentiellement de résultats sans se poser des questions fondamentales sur l’être, le beau, le vrai : il suffit que ça marche et que ça se vende.

APPRENDRE À DONNER SENS

Nous sommes donc dans un monde culturellement fragmenté où l’art, au sens de plénitude de la connaissance d’un métier, d’une discipline… donnant sens à la vie individuelle et collective, apparaît à l’opinion comme passablement ringard voire attentatoire à la liberté et à la laïcité.
C’est d’ailleurs tout le problème de l’enseignement religieux aujourd’hui.

L’étonnant, c’est que l’école parvienne encore à initier bien des élèves à un au-delà des connaissances banales et instrumentales. Cette transmission vitale marche encore bien dans le primaire. Au collège et au lycée la crise est plus profonde car, conscients d’être des individus libres avant d’être véritablement des adultes, beaucoup d’adolescents refusent a priori toute initiation.

Enseigner, c’est insuffler de l’être

Il faut donc redire avec force qu’un programme scolaire n’est pas divisé en disciplines importantes et secondaires mais constitue un programme humaniste cohérent. La grammaire et les mathématiques ou l’éducation physique sont des arts.

Et la musique ou les arts graphiques ne sont pas seulement des manières attrayantes de faire passer le temps. Les enseignants ne sont pas des professionnels de la didactique et de disciplines diverses mais des artistes, c’est-à-dire de grands initiés délivrant à des disciples en puissance une voie de sagesse qui leur permettra de se construire en tant qu’individus et citoyens. D’ailleurs, les anciens élèves que nous sommes tous, se souviennent que tel professeur a réussi à faire passer en eux, le plus souvent à son insu, quelque chose d’essentiel.

Enseigner, ce n’est pas recracher du savoir mais insuffler de l’être. Apprendre, ce n’est pas emmagasiner mais grandir.

Frère André LANFREY
(paru dans Présence Mariste N° 264, juillet 2010)

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