Toi, mon frère… handicapé

Témoignage de Frère Georges Bruyas, handicapé physique. Interview parue dans « Présence Mariste » n°161 (octobre 1984)

Il faisait froid en février 1930 quand il est né à Marcenod, à 20 km de St-Etienne. A dix-huit mois seulement, les premiers pas. Vers onze ans, un mois d’immobilisation pour genou déficient. A quatorze ans, séjour en chaise longue pour double épanchement de synovie.

  • 1975 : double hospitalisation, glande parotide et sinus.
  • 1977, le diagnostic d’un docteur stéphanois : la sclérose, en plaques.
  • Août 1981 : condamné à trois mois de fauteuil roulant..

« Et puis, j’ai abandonné le fauteuil. Je continue à marcher avec ma sclérose, mon ostéo-nécrose et mes cannes… »
Ainsi vit Frère Georges BRUYAS. Il a 54 ans.

Chemin faisant

Pendant que filait la conversation avec Frère Georges, j’entendais en fond sonore les cris des enfants en colonie de vacances au château de la Ronze, à St-Martin-la-Plaine. Comme moi, Georges suivait distraitement leurs ébats aux tables de ping-pong. II me parlait de sa première école, publique ; de son juvénat à St-Quentin-Fallavier en 1943, en pleine guerre ; de son postulat, en 45, avec une jambe cassée pour cause de football.
Etonnant ! Un peu de navigation aérienne pendant son service militaire à Aix-en-Provence (janv. 51-juil. 52). Puis la carrière enseignante en primaire : Issenheim, Pélussin, Coise, L’Arbresle, St-Martin-le-Plaine (58-66/74-82) avec la charge de directeur en plus.

Georges s’attarde sur son année sabbatique

Georges s’attarde plus longuement sur son année sabbatique en 72-73, riche d’expériences et de rencontres. Un mois en Italie avec le mouvement pour un Monde Meilleur ; quatre semaines à Lopiano chez les Focolari. Trois mois de stage théologique à Eveux-sur-L’Arbresle ; un mois dans les Cévennes à partager avec un Père dominicain l’expérience œcuménique au contact des protestants…
Recyclage non conformiste, très bénéfique, dit-il.

Après cette année de profonde respiration, Georges avoue avoir envisagé le départ en mission : lassitude de l’enseignement, goût des horizons lointains… « A 44 ans, je perdais ma jeunesse ! »

L’aventure stoppée

L’obéissance ramène Georges à St-Martin-la-Plaine, à la rentrée scolaire 74. Depuis, dix années ont passé qui ont fait de Georges un handicapé physique.
L’été 75 fut décisif. Le 17 juillet, à l’hôpital St-Luc de Lyon, il subit une première opération de la glande parotide gauche : sept heures de billard ! Deux mois plus tard, opération du sinus droit avec greffe, à St-Chamond.
En janvier 76, il reprend sa classe. En juin 77, sa main droite l’inquiète, elle réagit mal, le stylo tombe. Après une succession d’hospitalisations, le diagnostic pour Noël 77 : la sclérose en plaques. Son cadeau de Noël : deux superbes cannes anglaises.

Georges passera une partie de l’année 78-79 en chariot à St-Genis-Laval, à l’infirmerie des Frères. En 1981, premier stage ( 124 jours) au Centre Médical de St-Maurice-sur-Dargoire, Germaine Revel, du nom de sa fondatrice, elle-même sclérosée. Raymond Barre, alors Premier Ministre, était venu en personne en mars 81, inaugurer cet établissement agréé par, la Sécurité Sociale.

Depuis juillet 82, Georges a laissé l’école.

Il assure accueil, téléphone, secrétariat à la Ronze. Il dispose d’une machine à écrire équipée et d’une voiture automatique. Pris en charge à 100 % par la Sécurité Sociale, il bénéficie de l’Allocation Adulte Handicapé.

L’activité des autres est douloureuse

De 74 à 82, nous avons partagé la même vie communautaire, Georges. Quand on sait que, pour toujours, il faudra être dépendant !

On n’y pense pas, c’est mieux… L’activité des autres est douloureuse. Tu es là à leur charge, tu es là à les embarrasser. Pourquoi cela t’arrive-t-il à toi ? L’attitude des gens qui t’ont connu bien-portant et qui cachent maladroitement leur gêne maintenant : que dire ? plaindre ? encourager ?…
J’ai en mémoire des scènes précises d’une kermesse dans le parc de la Ronze. Affronter la maladie, le handicapé est pour le bien-portant un choc, une révélation.

« Ce samedi matin, j’allais de la papeterie au bureau de tabac pour ma petite provision de drogue. Un homme de 40 ans, inconnu, gare sa mobylette devant le commerce et vient me saluer. « Mon pauvre monsieur, pas intéressant de marcher avec des cannes ! qu’il me dit. J’en sais quelque chose, moi. A la suite d’un accident, pendant 120 jours, j’ai dû marcher avec. Vous vous rendez compte ! Et vous, qu’il me demande, depuis combien de temps ? » — « Oh, moi, bof ! Ça fait sept ans ». Le brave homme m’a salué, et, sans rien dire, est reparti… »

« Je complète en ma chair ce qui manque à la passion du Christ… » (Col. 1, 24).
Je ne veux pas être indiscret sur ta souffrance…

Je vais te citer cette phrase du cardinal Veuillot :
« Quand vous allez voir des malades, ne leur parlez pas de la souffrance, vous n’y connaissez rien ».

Ceux qui parlent de la souffrance, en ont-ils l’expérience ? Entre malades, on n’en parle pas. Ou alors en deux mots.. Je côtoie des gens croyants et d’autres pas. Quand on a mal, on a mal. Et si l’on croit, ça aide peut-être à accepter… à accepter…

Dire que la souffrance est rédemptrice, je n’accepte pas ça comme ça. Est-ce qu’il manque quelque chose à la Passion du Christ ? Sa passion n’a pas été incomplète. Nous sommes totalement rachetés.

Le premier pèlerinage à Lourdes

En juin 78, j’ai fait mon premier pèlerinage à Lourdes, avec les malades. C’est impressionnant de se retrouver de l’autre côté. Entraîné par un autre malade, j’ai gravi le chemin de Croix avec mes cannes. L’essentiel est de se retrouver ensemble, partager notre joie, notre vie, différente des bien-portants.
Pas nécessaire d’aller à Lourdes pour prier, on peut prier chez soi. Mais si j’y vais, c’est pour retrouver d’autres malades qui y vont, qui attendent que je vienne avec eux. On est là ensemble, on vit quelque chose ensemble.

« A sa mère qui l’invitait à Lourdes, ce garçon de vingt ans répondait : « Pour faire des prières toute la journée ? Merci. » — « Non, viens voir seulement ». Il est venu, il a poussé des malades à la piscine, à la grotte, à la basilique… Un soir, sa mère lui dit : « Tu es content ? » Il a alors eu cette superbe réponse : « Ma prière à moi, c’est de marcher pour ceux qui ne peuvent pas marcher. »

Crois-tu qu’il pourrait t’arriver un miracle ?

J’y ai pensé une ou deux fois, au début. Ce n’est pas la raison de ma démarche. Il y a tout ce qu’on voit, ce dévouement autour des malades. C’est ça le miracle, la révélation.

Nous témoignons beaucoup d’affection à notre mère de la terre. Quand on est célibataire, religieux, nous idéalisons. Marie incarne la femme idéale.

Ma mère est bonne ; elle est aussi une présence efficace. Quel bonheur de l’avoir encore ! Mais il est sûr aussi que ma relation à Marie a évolué depuis que je suis handicapé. Ça ne se traduit pas par une plus grande quantité de prières mais ma vie est plus abandonnée à elle. Je la sens plus proche de moi. C’est la rencontre de Marie au Calvaire, au pied de la Croix. Le Christ était lié, comme handicapé. Je sens Marie proche, à côté de lui, à côté de moi.

Quand vient le temps du cafard, c’est en pensant à la Vierge au pied de Jésus crucifié que je surmonte les passes difficiles. Etre comme elle, là, confiant. Non pas pour attendre le miracle mais pour reprendre courage. C’est ce que je retrouve à Lourdes. Plus j’y vais, plus je suis convaincu qu’elle n’est pas venue pour elle mais pour nous conduire à Jésus. C’est bien le sens des célébrations liturgiques : « Tout à Jésus par Marie », comme dirait Marcellin Champagnat.

La pensée du suicide ?

Oui, une fois ou l’autre. Au début surtout. Quand j’ai pris conscience que j’étais sur une voie de non-retour. Peut-être vingt ans comme ça ? Peut-être plus ? Est-ce que… Mais ce n’est pas une pensée qui m’habite souvent. Je garde en mémoire quand même la mort récente de notre Frère infirmier, à St-Genis-Laval.

L’échappatoire à la solitude : la vie de communauté ?

On peut aussi être seul en communauté ! Mes confrères sont précieux dans le sens que je vis avec eux, qu’ils vivent avec moi. Leur présence aide à passer les moments de déprime. Le seul fait d’être là suffit.

Quand je suis revenu la première fois du Centre Médical, j’ai éprouvé un sentiment d’isolement très profond, pendant quelques jours. Je me sentais beaucoup plus seul, car la compagnie des Frères n’est pas permanente : chacun vaque à ses occupations. La vie communautaire assure la sécurité ; elle développe la confiance, l’acceptation réciproque, l’estime, l’amitié profonde.

« Tu sais, Georges, j’ai fait un cauchemar, cette nuit. Je me suis réveillée brusquement avec un bras complètement ankylosé par suite d’une mauvaise posture. J’ai pensé alors aux malades, à St-Maurice, à qui l’on demande parfois des efforts au-delà de leurs possibilités. C’est difficile de se mettre à leur place ! » ( VÉRONIQUE aide-soignante)

Mon passage à St-Maurice m’a révélé que ce dont ont le plus besoin les handicapés, c’est la présence de quelqu’un qui les écoute.

Après les nuages, le rayon de soleil…

J’ai été beaucoup affecté cet hiver par la mort de trois personnes du Centre Médical. L’une ne pouvait plus manger ni parler et pourtant la veille au soir nous plaisantions encore ensemble.
L’autre est morte à la maison. La troisième : une dame qui logeait juste au-dessus.
Leur mort m’a beaucoup plus affecté que la disparition de certains confrères. Je me sentais très proche d’eux. Comme si la maladie nous rendait solidaires, amis. Chez nous, Frères, il y a parfois de l’indifférence, une trop grande pudeur à partager joies et peines.

Cet hiver encore, une danseuse étoile était accueillie au Centre Médical. Elle était atteinte de la maladie de Parkinson. De temps en temps, quand ça allait mieux, elle nous offrait une démonstration de danse. Emerveillés, de nos fauteuils, nous restions de longs moments à la regarder…

Interview recueillie par Jean DUMORTIER

(Publié dans Présence Mariste n°161, octobre 1984)


Frère Georges Bruyas est décédé, brutalement emporté par un infarctus le 8 novembre 1993.

II était arrivé à St-Martin-la-Plaine en 1958. Atteint de sclérose en plaques en 1981 il abandonne la direction de l’école et se retire à la Ronze.

Malgré la souffrance, il se mettait à la disposition de tous pour des services compatibles avec son état, il était un précieux collaborateur de Présence Mariste de la rubrique « Bonne humeur ».

Sa mort a suscité de nombreux témoignages ; voici celui du Père Durand, ancien curé de St-Martin lors de l’absoute à St-Genis-Laval :

« Alors, comme cela, Georges, sans crier gare tu nous as quittés. Et nous avons le cœur gros. En un bref instant ton corps a déposé les armes à bout de forces, à bout de larmes. Ce corps qui t’en a fait voir. Nous ne le savons que trop.

Mais toi, par contre, tu ne le faisais pas voir. Cela aussi… nous le savons. Je garderai… nous garderons tous le souvenir de ta sagesse, de ta bonté, de ton courage, de ta patience et aussi de l’humour qui ne t’a jamais quitté… de ta volonté de garder, au plus profond de toi cette "petite joie increvable" (Sulivan) et de la communiquer à ceux et celles qui t’ont approché et que tu as profondément marqués ».

(Publié dans Présence Mariste n°199, avril 1994)

Vos réactions

  • marie laure fournier 2 mai 2012 17:59

    on est le 2 mai 2012- malgré 25 ans d’ordi je viens de découvrir ce texte qui rappelle georges - -j’ai été directrice de colonie de vacances plusieurs années à la Ronze- je me me souviens d’un grand homme impressionnant mais aux yeux pétillants de vie - merci à toi georges où tu es tu n’es plus handycapé pardon « ralenti » - mes amitiés -mlf

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