Le Père Chevrier et le Père Champagnat

Ce saint prêtre aurait trouvé en Marcellin Champagnat quelqu’un avec qui il se serait compris. (« Présence Mariste » n°142, janvier 1980)

L’année 1979 qui s’achève est le centenaire de la mort du Père Chevrier (2 octobre 1879).

Incontestablement ce saint prêtre aurait trouvé en Marcellin Champagnat — s’ils avaient pu se connaître — quelqu’un avec qui il se serait compris. Mais sa vocation était de proposer un idéal qui n’a pas été compris par le clergé de l’époque.

1. DES PRÊTRES PAUVRES

Compris par les gens, oh certes ! Mais lui, qu’une foule de 50 000 personnes accompagne au cimetière, il laisse seulement quatre compagnons, donc à peine un embryon de Société et qui restera dans cet état embryonnaire jusqu’en 1922-1924.

Que voulait-il donc, qui fût si difficile à comprendre ? Tout simplement une Société de prêtres pauvres, vivant dans un détachement à peu près aussi grand que les apôtres, avec juste ce qu’il fallait de biens temporels pour aller de l’avant sans être trop à charge aux pauvres, parmi les nouveaux pauvres, c’est-à-dire les déracinés de la Guillotière (Lyon).

Le Père Chevrier meurt sensiblement au même âge que le Père Champagnat et sensiblement de la même maladie : un ulcère à l’estomac causé par une manière de s’alimenter irrégulière et déficiente. Mais le Père Chevrier est un citadin, et presque deux générations les séparent : il a 14 ans à la mort de Marcellin Champagnat.

2. LE CONTEXTE DU PÈRE CHEVRIER

Sa famille est à peu près du même niveau social que celle de Marcellin : une bonne classe moyenne, et elle est plus conservatrice peut-être que les Champagnat, au moins que le révolutionnaire Jean-Baptiste, père de Marcellin. Comme les autres Lyonnais de la classe moyenne, les Chevrier ont été traumatisés par les révolutions des canuts en 1831 et en 1834. Antoine est donc élevé dans une mentalité préservée et méfiante à l’égard de la classe ouvrière, et le séminaire ne sera guère fait pour l’ouvrir beaucoup à l’appel des nouveaux pauvres de la Guillotière chez qui il va être nommé vicaire.

La Guillotière, c’est le nouveau Lyon qui va connaître les implantations des nouvelles industries : métallurgie et produits chimiques surtout. Là, s’agglutinent les pauvres vraiment sans formation et sans défense, livrés au bon vouloir des nouveaux riches, promoteurs de la grande industrie.

Antoine Chevrier a rencontré un homme : Camille Rambaud, qui est un chrétien aussi héroïque que lui et aussi proche de l’idéal de la primitive Eglise, mais ils ne sont guère faits pour s’entendre. Camille est un homme fait pour l’organisation, ce qui n’est pas le cas d’Antoine, et finalement chacun suivra sa propre voie.

Camille Rambaud, même s’il est devenu à fond l’homme de l’Evangile, vient en effet du Saint-Simonisme, et il a les vues utopistes du premier socialisme qui croit à la toute puissance de la science et de la technique. Il voit grand pour les pauvres ; il deviendra, s’il le faut, prodigue pour bâtir la « Cité de l’Enfant Jésus », oui vraiment toute une cité dont le Christ serait le seul-centre.

L’ambition d’Antoine Chevrier est autre. Elle est plus modeste. A une étape de triomphalisme catholique qui construit énormément et des églises et des écoles, et des maisons-mères impressionnantes, lui il sent que cela est bien ambigu et même éloigne de l’Eglise la classe ouvrière.

3. DANS UNE ÉGLISE QUI PERD LA CLASSE OUVRIÈRE

La classe ouvrière française, très largement, était restée attachée à ses prêtres au moins jusqu’en 1848, et la Révolution de 1848 avait surpris par son aspect beaucoup plus favorable à l’Eglise que celle de 1830. Les penseurs socialistes français de cette époque déconcertaient Marx et Engels par leurs préoccupations religieuses. Sans doute la religion des ouvriers n’allait souvent pas jusqu’à la pratique régulière, et ils admiraient sûrement plus Lamennais que le pape, mais enfin disons qu’ils étaient sensibles à l’Evangile et qu’ils aimaient leurs prêtres.

A partir du Second Empire, l’Eglise s’engage trop dans une alliance avec la bourgeoisie et elle ne s’aperçoit même pas que la classe ouvrière l’abandonne, ou, si elle s’en aperçoit (cas par exemple de Dupanloup, évêque d’Orléans) elle n’arrive pas à comprendre ce phénomène. En 1870, on peut dire que la rupture est consommée : le monde ouvrier a quitté l’Eglise.

4. LA SAINTETÉ DÉCOUVRE LES SOLUTIONS POUR CHAQUE ÉPOQUE

Le contexte 1850-1879 est donc tout différent du contexte 1816-1840. Marcellin Champagnat avait découvert ce qu’il y avait de plus valable à faire dans les campagnes, au temps de la Restauration et de la Monarchie de Juillet, et sans se laisser influencer — ou le moins possible — par les idées et les préjugés régnants. C’était un homme libre ; Antoine Chevrier, aussi, sera un homme libre. Mais dans un autre contexte, cela peut aboutir à un résultat tout différent. Les meilleures intentions, en effet, sont guettées par un fidèle malheur. Gare à elles, si elles ne sont pas constamment repensées à la lumière de l’Evangile et de l’événement. Je prends simplement un exemple. Le Père Champagnat est profondément touché pas les malheurs des pauvres et des plus pauvres. En son temps, cela veut dire les orphelins ; d’où l’attention qu’il donne à cette catégorie sociale. Il est même certain que si l’Hermitage a été construit aussi vaste, c’est que le Père Champagnat avait l’intention d’y recevoir, outre des postulants et des novices, des orphelins auxquels il aurait fait apprendre un métier : tissage, menuiserie, etc.

Cela n’a pas marché et son successeur qui semble avoir voulu réactiver l’idée, en 1841, n’y a pas réussi non plus. J’allais dire : heureusement ! car la Révolution si peu anticléricale de 1848, allait être marquée à St-Etienne et à Lyon par le pillage des orphelinats dont les ouvriers se plaignaient au moins depuis 1840.

Que s’était-il passé ? Les Sœurs et les Frères qui s’occupaient des orphelins devaient forcément les nourrir et les vêtir puisque, par définition, ces enfants n’avaient personne pour s’occuper d’eux. Il fallait que ces enfants gagnent leur vie ou qu’ils mendient ou que quelqu’un mendie pour eux.

On leur faisait donc faire du tissage. Dès lors, il ne manquait pas de patrons pour fournir aux orphelins des métiers à tisser, avec des conditions calculées pour avoir des prix de revient imbattables. Depuis lors, on a connu suffisamment les petites usines à la campagne qui travailleront d’autant mieux que la grande usine en ville voudra faire une grève. En 1848, les ouvriers avaient déjà bien saisi les procédés patronaux qui empêchaient leurs revendications d’être efficaces. Les orphelinats, en acceptant de faire un travail mal rétribué, leur paraissaient nuisibles au monde du travail. Donc, sans être anticléricaux, dans bien des cas, ils allaient avoir recours à la violence, non contre les personnes mais contre les objets, et ils allaient détruire les métiers à tisser à l’intérieur des orphelinats-couvents, comme punition à l’égard des maisons qui « faisaient travailler les enfants en enlevant le travail aux parents »

Les Sœurs ou les Frères qui étaient à la tête de ces maisons se rendaient-ils compte du phénomène ? C’est bien douteux. Quand on a des orphelins à nourrir, on n’est pas trop porté à se poser des questions encore très neuves et qui, dans ces débuts, paraissent relever bien plus du politique que du social. (On ne voit pas comment 500 orphelins, à Lyon, pouvaient sérieusement concurrencer 25 000 ouvriers, et il faut sans doute faire la part d’un peu de démagogie) En tout cas le problème était posé et, à l’échelon du diocèse de Lyon au moins, la hiérarchie allait demander de faire très attention à cette injustice que personne au départ n’aurait pu prévoir, dans une des œuvres les plus charitables qu’on ait pu inventer.

5. ŒUVRES SIMILAIRES A COLORATIONS DIFFÉRENTES

Le Père Chevrier, vivant en plein milieu ouvrier et après 1848, va donc avoir une action sociale assez différente du Père Champagnat (même si cette action se fait à travers une œuvre très semblable) parce que le contexte est devenu lui aussi, différent.

Le Père Chevrier, comme le Père Champagnat, sent l’importance d’une préparation très sérieuse à la première communion et, à travers le temps de cette préparation, il fera acquérir aux enfants un tout petit bagage intellectuel qui les aidera à progresser dans l’échelle sociale. Il reçoit chez lui des petits groupes de garçons à plein temps pendant quatre ou cinq mois. Ces enfants ne donneront rien, car ils ne peuvent rien donner. Ils seront nourris et logés, pendant ce temps de formation court mais intense. Alors que le travail des enfants — en dépit de la loi de 1841 - reste encore la chose la plus fréquente, normale, banale, dans toute la Guillotière, ces enfants du Père Chevrier ne feront aucun travail manuel, car il ne faut absolument pas qu’on puisse penser qu’il les exploite. Evidemment l’imprégnation chrétienne est brève et c’est du travail sans doute moins solide — toutes proportions gardées — que celui que faisaient dans les premières écoles, le Père Champagnat et ses premiers Frères. Ceux-ci avaient en effet les enfants pendant une moyenne de trois années scolaires, c’est-à-dire trois fois quatre ou cinq mois, pour leur donner une formation religieuse et, à travers elle, un minimum d’instruction générale.

6. L’INTUITION PROPHÉTIQUE DU PÈRE CHEVRIER

Mais l’œuvre des Premières Communions, chez le Père Chevrier, est seulement un moyen entre autres possibles. Il a senti qu’il devait attaquer le dancing le plus mal famé de la Guillotière, qui s’appelait le « Prado », et créer dans ce lieu même une œuvre sociale qui permettrait à des prêtres de vivre une vie de pauvreté constamment stimulée par le contact des pauvres.

Il ne se faisait pas d’illusion sur la relativité de cette pauvreté :
« II faut bien, disait-il, se rappeler que la pauvreté volontaire et recherchée ne vaut pas la pauvreté effective du monde, des mères de famille, des ouvriers sans travail, des pauvres sans nourriture et sans logement »
.
Mais cet appel à un détachement évangélique, si relatif fût-il, ne devait pas être compris de son temps, ni même longtemps après sa mort. On pensait que le Père Chevrier avait créé une œuvre, alors qu’il voulait créer une mentalité : le prêtre doit être pauvre pour aller aux pauvres. Par ailleurs les vocations sont diverses et l’humilité qui en est la base indispensable a des aspects variables. On a pu écrire du Père Champagnat : « II a réussi tout ce qu’il a entrepris. ». et c’est vrai que cet entraîneur a réalisé des choses étonnantes, mais c’est vrai aussi que chaque année de sa vie, ou presque, telle ou telle mouche du coche s’est chargée de dire qu’il était possible de faire beaucoup mieux et de s’apitoyer sur le sort des Frères mal formés par l’incompétent Champagnat !

Chevrier, lui, n’est pas même pas arrivé à faire comprendre son message, et il a dû le porter comme une prophétie pour un monde à venir.

Le Père Champagnat, c’est le bon grain qui donne du bon blé, mais du blé que l’on essaie de lui faucher en herbe sous les meilleurs prétextes. Chevrier, c’est le bon grain qui serait enfoui dans une terre où il ne pleut à peu près jamais. Il est enfoui, il ne s’abîme pas, mais il faut attendre une pluie exceptionnelle — celle de la première Guerre Mondiale qui va ouvrir le clergé français à bien des perspectives nouvelles — pour voir pousser ce blé sur lequel on ne comptait plus depuis longtemps.
La sainteté est toujours un miracle de nouveautés, mais si divers ! Il ne faut pas imiter les saints tels qu’ils ont été, mais tels qu’ils seraient, s’ils vivaient aujourd’hui.

G. MICHEL.

P.S. Ne croyez pas que les problèmes qui se sont posés au Père Chevrier et au Père Champagnat sont ceux d’un autre temps. Ils sont seulement aujourd’hui davantage à l’échelle du monde. Je vous renvoie à « La Croix » du 9.10. 79 qui a publié une interview du Père Madina, Assomptionniste espagnol, qui a créé des « cités d’enfants » du même style que celle du Père Chevrier, à Madrid, puis à Costa-Rica, à Panama et maintenant à Cali (Colombie). Le rapprochement est saisissant. Vous pouvez demander une photocopie de cette interview à « Présence Mariste ».

(Publié dans « Présence Mariste » n°142, janvier 1980)

Vos réactions

  • doudou 20 octobre 2011 23:08

    Je trouve vraiment formidable l’idée du père Chevrier de demander aux pretres de vivre comme les pauvres. Avec la vie trop facile, la vocation tremble……et il faut aussi de la prière autrement ce n’est pas posible. Je trouve qu’il a tellement raison.

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