Sortis de plus de quarante ans d’épreuves multiples (1903-1945), à partir de 1946, les Frères Maristes veulent se réorganiser et reprendre leur marche en avant. C’est le grand moment de relance de la mission, essentiellement en direction de l’Afrique sub-saharienne, souvent menée à bien par des Frères du Canada, des États-Unis, du Brésil. La demande éducative ne faiblit pas et en 1958, il y aura environ 250 000 élèves dans les établissements maristes. La formation est devenue plus longue : bien des Frères fréquentent les universités. La croissance des effectifs est si forte qu’entre 1959 et 1964 il faudra procéder à la division d’une quinzaine de provinces aux effectifs devenus trop nombreux.
Un nouvelle maison généralice à Rome
La béatification de Marcellin Champagnat, le 29 mai 1955, vient en quelque sorte confirmer cette bonne santé globale et ouvrir de nouvelles perspectives. Sa célébration à Rome est l’occasion de poser les bases d’une Union Mondiale des anciens élèves maristes destinée à épauler l’action éducative. La construction à Rome d’une nouvelle maison-mère, où les supérieurs s’installeront en 1961, sera le symbole de l’optimisme d’une congrégation qui pense avoir réussi son passage à la modernité sans y perdre son identité. Ce vaste édifice n’est pas seulement le siège de l’administration centrale mais comprend des foyers universitaires pour des Frères du monde entier.
Mais les raisons de s’inquiéter ne manquent pas : les Frères de Chine subissent l’assaut communiste : les Européens sont expulsés tandis que de nombreux Frères chinois sont soumis à l’endoctrinement, à la prison ou s’exilent dans les pays limitrophes. La décolonisation en Afrique provoque de nouvelles tragédies, notamment dans l’ex-Congo belge. Dans le domaine scolaire, des enquêtes internes montrent que l’éducation donnée aux jeunes gens n’a pas toute l’efficacité qu’on pourrait attendre, spécialement dans le domaine religieux. Et le nombre de professeurs laïcs tend rapidement à égaler celui des Frères, l’Institut répugnant à limiter l’expansion de ses œuvres.
Une évolution prudente
Le recrutement des jeunes est toujours abondant, mais l’efficacité des juvénats devient faible, et la persévérance des Frères - jeunes et moins jeunes - baisse notablement. En fait, le concept de vocation change : les milieux de chrétienté traditionnelle sont devenus plus rares ; et recruteurs et formateurs veulent accueillir des jeunes gens plus âgés et aux motivations plus personnelles.
Manifestement, l’Institut sent le besoin d’un changement mais sans bien savoir comment l’effectuer. Le Chapitre général de 1958 rompt cependant avec une stratégie très réticente pour l’évolution, dominante dans les Chapitres précédents. Il élit une équipe dirigeante jeune et très internationale, délaisse des problèmes secondaires qui encombraient les débats, décide de réformer la règle, de modifier l’habit religieux (col romain au lieu du rabat…), de permettre aux Frères une vie spirituelle plus personnelle.
Un aggiornamento voulu par le Pape lui-même
Cette stratégie réformiste prudente sera très vite dépassée par le Concile Vatican II annoncé par Jean XXIII en 1959 et qui se déroule en 1962-65. Transformant radicalement le regard de l’Église sur elle-même et sur son rapport au monde, le Concile provoque un choc allant bien au-delà d’un simple aggiornamento et son application ouvrira à des changements, voire des dérapages, considérables.
Comme tous les autres ordres religieux, les Frères Maristes sont invités à repenser leur identité à la lumière de l’esprit du Concile. Un Chapitre général (1967-68) réunit à cet effet sera l’occasion de débats sévères. Par exemple, une minorité décidée y militera en faveur de l’introduction du sacerdoce. Et, même si des constitutions provisoires sont élaborées, après deux longues sessions dominera un sentiment de confusion.
C’est que, pour la première fois, se sont exprimés au grand jour des problèmes anciens que les urgences et le poids de la tradition avaient partiellement occultés. Le Concile avait en quelque sorte sanctionné la fin de l’Église de chrétienté bâtie comme une forteresse face à un monde agressif ou indifférent. Dans ce schéma hiérarchique, les Frères Maristes avaient assez bien trouvé leur place, en quelque sorte comme intermédiaires entre laïcat et clergé, tout en menant un genre de vie semi-monastique : le matin et le soir c’était la vie communautaire, avec messe, prières, lecture spirituelle ; et dans le reste de la journée, pour la plupart, une vie professionnelle, souvent dans des collèges à l’organisation complexe, avec des laïcs dont ils pouvaient apprécier la compétence et le dévouement.
S’adapter aux besoins du monde présent
Pour beaucoup, cette vie répartie en deux pôles assez distincts était une tension salutaire inhérente à leur vocation, mais d’autres y voyaient une contradiction trop difficile à vivre et d’une pertinence discutable. Ce n’était pas un simple débat entre conservateurs et progressistes mais entre deux sensibilités : les uns voulant préserver le noyau dur d’une tradition d’essence charismatique, quitte à en sacrifier bien des aspects secondaires ; les autres, préoccupés d’une adaptation plus radicale de la vie et des œuvres aux besoins du monde présent. Le fond du débat pouvait donc se résumer ainsi : si nous ne sommes ni des moines, ni des laïcs, ni des prêtres, quelle est notre identité spécifique dans un monde sécularisé ? Faut-il donc se rallier à l’un des trois termes ou redéfinir notre voie propre dans un contexte nouveau ? Quant à l’apostolat doit-il, comme par le passé, se limiter à l’école ou s’étendre à l’éducation en général ?
Encore aggravé par l’agitation libertaire des années 1968, ce débat, souvent plus ressenti et vécu pratiquement que nettement conceptualisé, provoque une crise d’identité profonde. Beaucoup de Frères se retirent et le nombre des entrées se réduit. À la fin de 1965, il y avait 9 752 Frères, mais 2 000 de moins à la fin de 1973. Il ne s’agit plus de procéder à une mise à jour mais de repenser les fondements mêmes de la congrégation. Le mot « refondation » commence à être évoqué.