Comme je l’ai dit dans l’article précédent les sécularisés créent un fait nouveau : des religieux vivant sans les signes habituels de leur appartenance à une congrégation : l’habit et la règle. Cette situation paradoxale et durable pose donc problème. Dans une certaine mesure on peut parler d’exception française dans un contexte de mondialisation.
La sécularisation : un « état violent » qu’il faut subir
mais non encourager
C’est dans ces termes que la question se pose chez les Frères Maristes puisque la congrégation reprend vite une marche ascendante grâce à l’accélération de sa mondialisation. Les sécularisés sont encore environ 1100 en 1906 et le chapitre général de 1907 tente d’établir une doctrine à leur sujet, considérant que la sécularisation est un « état violent » qu’il faut subir mais non encourager. Donc, les sécularisés ne recevront pas, sauf exception, de renfort pour les œuvres de France. Comme beaucoup d’entre eux vivent plus ou moins détachés de la congrégation le supérieur les invitera à revenir à des formes d’appartenance plus nettes : présence à des retraites annuelles, reprise d’une vie communautaire, liens avec les supérieurs. Il faut supprimer les concessions à l’esprit du monde : le tabac, l’assistance aux spectacles même honnêtes, l’usage des bicyclettes…En somme ils sont invités à reprendre la vie religieuse, la soutane en moins.
La France demeure une terre de recrutement de vocations
Comme les sécularisés vieillissent sans recevoir de renfort, les provinciaux de France se font pressants pour obtenir des frères afin de conserver les œuvres et garder courage. Vers 1914 les supérieurs semblent envisager de créer un noviciat spécial pour des frères à employer en France. Mais c’est la guerre de 14-18 qui modifie la donne : d’abord parce que des frères partis à l’étranger sont mobilisés et renouent des contacts ; ensuite parce que la France demeure une terre de recrutement de vocations que l’on songe à réactiver.
Après la guerre l’anticléricalisme est moins virulent, sauf dans la courte période du Cartel des Gauches (1924-26). D’autre part, l’Etat, préoccupé de l’influence française dans le monde, tolère des noviciats de congrégations missionnaires sur son territoire. Dans certains lieux les frères et les sœurs peuvent même reprendre la soutane.
Les « provinces » françaises ne se relèvent que lentement
Déjà, le chapitre général de 1920, moyennant quelques précautions, a décidé de conserver les œuvres de France et donc d’y envoyer de jeunes frères. Mais les effectifs resteront maigres car la congrégation doit alimenter une œuvre mondiale sans toujours trouver sur place les recrues nécessaires. De nombreux jeunes français continuent donc à être dirigés vers la Turquie, la Chine… Les provinces françaises ne se relèvent donc que lentement. Le changement des mœurs consécutif à la guerre a aussi largement tari le recrutement : les familles sont moins nombreuses et plus réticentes à se séparer de leurs enfants. Le catholicisme français évolue : l’Action Catholique développe une théologie du laïcat qui ne favorise guère les congrégations.
Plus grave peut-être, les supérieurs de la congrégation n’ont pas modifié d’un iota leur manière d’envisager la vie religieuse : l’habit et la règle en sont les fondements. Et ils ne sont pas loin de penser que si la prospérité ne revient pas en France c’est que ces deux éléments y font par trop défaut. Le raisonnement paraît d’autant plus solide que dans le reste du monde, où l’habit est porté et la règle pratiquée, l’institut se développe rapidement. Rien de plus significatif de cette mentalité conservatrice que cet éloge d’un supérieur de ce temps :
« Grandement partisan d’un progrès qui regarde l’avenir en s’appuyant sur ce que la tradition a de légitime et de solide, il a préconisé le retour aux coutumes qui fait la ferveur des premières générations ».
Le gouvernement de Vichy abroge la législation anticongréganiste
Aussi, quand le gouvernement de Vichy, en décembre 1940, abroge la législation anticongréganiste et permet donc la reprise de l’habit religieux, d’aucuns pensent que la parenthèse de la sécularisation est fermée et que la prospérité va revenir.
En fait c’est une époque troublée : il y a les frères prisonniers, ceux qui sont requis pour le S.T.O, les difficultés de ravitaillement… bref, tous les aléas de l’Occupation. Il est vrai que de 1946 à 1965 la situation semble s’améliorer. Mais le fossé entre les frères vivant en contact avec un monde qui change, et les supérieurs arc-boutés sur une conception passéiste de la vie religieuse ne fait que s’agrandir, même si des adaptations timides sont entreprises. Il y a un malaise grandissant, qui atteint d’ailleurs toute l’Eglise de France dans les dernières années du pontificat de Pie XII.
Un malaise qui se transforme en crise ouverte
Trois événements dans les années 60 transformeront le malaise en crise ouverte. Le premier c’est la loi Debré (1959) qui fait de chaque frère un enseignant directement payé par l’Etat en fonction de ses diplômes. Le second, de tout autre envergure, c’est le concile Vatican II (1962 - 65) qui modifie complètement le rapport au monde de l’Eglise catholique. Enfin, c’est le grand défoulement de l’année 68.
C’est le temps d’un second acte du processus de sécularisation qui se joue dans des conditions très différentes de 1903. Cette fois il n’y a pas de problème politique pour occulter un débat plus profond. L’Eglise ne s’oppose plus à une certaine sécularisation mais la prône au contraire et prie les congrégations de se réformer dans un sens d’ouverture au monde. Mais la tentative est trop tardive et sans cesse en décalage par rapport à des mentalités qui évoluent très vite. Comme en 1903 il y a des frères qui se sécularisent en quittant la congrégation et d’autres qui acceptent de vivre sans les signes traditionnels de la vie religieuse.
Une mutation mondiale
L’enseignement passe progressivement aux mains des laïcs et des frères ouvrent de nouvelles voies dans la catéchèse, le social…L’exil n’est pas nécessaire, sauf chez certains frères conservateurs qui se réfugient alors dans une sorte d’exil intérieur. D’ailleurs, et c’est une nouveauté par rapport à 1903, la mutation est mondiale : peu ou prou, et avec plus ou moins de décalage, on trouve ailleurs les mêmes problèmes d’adaptation.
A cette première phase qui donne une impression de mutation désordonnée mais libératrice, succède rapidement un temps de marasme : le recrutement est tari, l’institution scolaire est devenue indépendante de la congrégation, les activités des frères se dispersent…
On a l’impression - comme en 1903 - 1914 - d’un lent effilochage auquel on ne trouve pas de remède. La sécularisation qui semblait, peu auparavant, offrir les promesses d’un renouvellement, apparaît sous un jour plus négatif : la société délaisse les préoccupations morales et religieuses et s’engouffre dans un hédonisme sans frein. Chaque frère est donc contraint de se rebâtir une religion plus personnelle, capable d’évoluer en milieu indifférent, voire hostile.
Peu à peu émerge l’idée d’une nécessaire prise de position critique envers le monde sécularisé, non pour lui opposer un système différent, mais avec le souci de rappeler les exigences d’une vie spirituelle et morale dont le manque commence à faire peser de graves dangers sur la société. Se profile donc l’idée d’un retour aux sources de la congrégation, d’une « refondation », soucieuse de répondre aux défis d’un monde paraissant générer de nouvelles formes de violence et de misère spirituelle, intellectuelle et économique.
1903 : la naissance d’un nouveau siècle religieux
La commémoration de l’année 1903 ne m’apparaît donc pas, au moins dans le monde congréganiste, une mauvaise chose car elle marque, à trois ans près, la naissance d’un nouveau siècle religieux marqué par la lente érosion puis la chute de ce qu’il est convenu d’appeler la chrétienté. Les congrégations ont été parmi les premières institutions religieuses à devoir se définir par rapport à un monde alors naissant et qui aujourd’hui est dominant : le monde sécularisé. Nous avons vu que ce n’est pas sans péripéties, hésitations et résistances qu’elles ont fait leur passage.
Une nouvelle mutation : la mondialisation
Mais il est une autre mutation que les congrégations ont su anticiper : c’est la mondialisation. C’est par cette stratégie que dès 1903 elles ont su, non sans ambiguïtés, répondre à une offensive en un lieu donné par une double stratégie de résistance locale et d’expansion mondiale. Cette aventure périlleuse les a fort éprouvées et l’avenir dira si elles sont en état de survie ou renouvelées en profondeur.
Texte intégral du 2e article proposé par Fr. André Lanfrey pour le dossier du n°234 de « Présence Mariste ».
(Publié dans « Présence Mariste » n°234, janvier 2003)