Le sens du pèlerinage, baisse ou reprise ?

Fr Gabriel MICHEL s’interroge sur la pratique du pèlerinage depuis l’Ancien Testament jusqu’à nos jours. (« Présence Mariste » n° 149, octobre 1981)

Le pèlerinage avait, ces dernières années, perdu assez largement sa crédibilité, submergé qu’il était par un tourisme dévoreur de kilomètres. Il paraissait relever d’une mentalité archaïque qui n’avait plus rien à voir dans une société technique, et, comme on osait le dire, post-chrétienne.
Même des pèlerinages aussi solides et rénovés que le pèlerinage de Chartres, à la suite de Péguy, voyaient leurs effectifs chuter très nettement.

fr Gabriel MICHEL au cours d’une conférence

Aujourd’hui, les grands centres : Lourdes, Paray-le-Monial, etc.. retrouvent, sous le souffle de l’Esprit, une place importante. Il est vrai qu’il n’est pas facile de distinguer le touriste du pèlerin, mais le Seigneur qui n’abandonne jamais son peuple, sait bien faire surgir les motivations nouvelles : désir plus généralisé d’une guérison intérieure et extérieure dans le mouvement charismatique, ou événements d’Eglise, comme cette année, le congrès eucharistique. Et puis il est surgi des lieux nouveaux, comme Taizé : ce n’est pas, à vrai dire, le chemin qui compte, c’est le lieu où l’on se rend pour la prière et la réflexion, mais souvent on y vient à pied ou en auto-stop, on ne peut pas dire que le cheminement y soit négligeable, ce cheminement qui est bien la meilleure traduction de pèlerinage.

Tous comptes faits, il est assez clair que le pèlerinage revient. On parle même d’une pastorale des « hauts lieux » et des guides et brochures sont publiés pour instruire le voyageur sur tous les centres où s’est manifestée « la foi des anciens jours » et se ranime celle des jours actuels.

Un peu d’histoire

1. Avant le Christ

L’habitude du pèlerinage remonte haut dans le temps. On peut presque dire que, de tout temps, l’humanité a été pèlerine et que les hommes se sont rendus en foules plus ou moins nombreuses vers des lieux où se manifestait le surnaturel. Pour nous limiter à l’« histoire sainte », dès qu’il existe un « peuple de Dieu », et qu’il s’établit en terre promise, il a des lieux privilégiés de rassemblement. D’abord Silo, vers le centre du pays, puis Jérusalem, plus au sud.

A Silo, essentiellement on vient vénérer l’arche d’alliance qui est comme le point de concentration de la présence de Dieu. Ailleurs, si l’on peut dire, Dieu est présent comme le soleil un jour un peu gris, mais l’arche d’alliance joue le rôle de la loupe qui concentre le soleil d’été et rend sa présence brûlante.

Quand David aura conquis Jérusalem et en aura fait la Ville Sainte, quand Salomon y aura construit le premier Temple, Jérusalem et le Temple vont devenir le noir point de rassemblement où le peuple aimera se retrouver par centaines de milliers pour adorer.

Et nous savons que Jésus et ses parents ne manquent de s’y rendre au moins pour la Pâque. C’est le pèlerinage-loi. L’aspect dévotion est marqué par ces psaumes l’on appelle les Cantiques des Montées :

  • le 120 : Vers l’Eternel dans mon angoisse j’ai prié (chant du départ)
  • le 121 : Je lève les yeux vers les montagnes (le cheminement)
  • le 122 : Voici que nos pieds s’arrêtent devant tes portes (l’arrivée)
  • le 123 : Nous sommes excédés de la raillerie des superbes (kyrie des gueux),
  • et jusqu’au psaume 134 (adieux à Jérusalem).

Les apôtres qui ont vécu bien des fois cette montée à Jérusalem et ont vu pousser le merveilleux temple d’Hérode, se doutent peut-être que Jésus relativise un peu tout cela, car leur exclamation d’enthousiasme :
« Maître, regarde, quelles pierres, quelles constructions ! » (Marc 13.1)
pourrait bien se traduire :
« Tu n’as pas l’air d’apprécier outre mesure ! ».

Effectivement Jésus va simplement leur dire que tout cela est voué à la destruction. A la Samaritaine, il avait déjà dit deux choses : d’une part que les Juifs avaient raison d’aller adorer à Jérusalem, mais d’autre part qu’un jour viendrait où l’on prierait n’importe où, car on prierait en esprit et en vérité. Tournant très important dans l’histoire du pèlerinage.
On peut dire qu’avec Jésus on arrive non à un refus du pèlerinage, mais à sa relativisation : les hommes ont besoin de manifestations collectives pour leur foi, mais ils doivent aussi penser à leur contact PERSONNEL avec Dieu.

2. Les siècles chrétiens

Et voilà maintenant les siècles chrétiens qui s’avancent. Très vite après les persécutions, on reprend la route des pèlerinages. On se rend aux lieux saints où a vécu Jésus :

Fourvière en 1816, où la Vierge Miraculeuse,
Protectrice de Lyon, reçut la promesse
des futurs Fondateurs de la Société de Marie,
dont MM. Champagnat et Colin…

Jérusalem, Bethléem, Nazareth. On se rend aux tombeaux des apôtres : Pierre et Paul ; plus tard, saint Jacques à Compostelle.

Très vite aussi la Vierge Marie attire. Dès le Ve siècle, on se rend au Puy, ou à Ephèse, ou aux Blachernes, église de Constantinople qui conserve le voile de la Vierge ; ou plus tard à Lorette en Italie, où l’on dit que les anges ont transporté sa maison. On se rend aussi au tombeau de quelques grands saints, comme Martin de Tours.

Ces pèlerinages ne peuvent pas devenir du tourisme facile, comme aujourd’hui, car ils se font essentiellement à pied et dans un manque de confort presque absolu ; mais quand même, ils peuvent être, chez les moins fervents, prétexte à vols, bagarres, luxure ou simplement divertissement.
Aussi le livre le plus lu du Moyen-Age, l’Imitation de Jésus-Christ, leur est médiocrement favorable :
« II en est peu qui se sanctifient par de fréquents pèlerinages » (1, 23).

Comme on le voit, c’est plutôt l’excès qui est critiqué, non la chose elle-même, et une contemporaine de l’auteur, Jeanne d’Arc, personnage charismatique s’il en fut, a foi aux pèlerinages. Faute de pouvoir aller elle-même au Jubilé du Puy de 1429, elle y envoie sa mère et son aumônier, recommander la campagne qu’elle entreprend contre l’envahisseur. Et si sa mère a pour surnom Romée, c’est qu’elle a fait, entre autres, le pèlerinage de Rome.

Le pèlerinage est donc une chose bonne en soi et sanctifiante, mais il y a un fidèle malheur qui accompagne toute action humaine. Les meilleures traditions peuvent se corrompre si on ne surveille pas leur évolution. Il est incontestable, par exemple, que Marie veut que des foules viennent à Lourdes, mais allez empêcher Lourdes d’être livrée aux marchands du Temple ! Si les pièces de monnaie qu’on essayait de glisser dans les poches de la très pauvre Bernadette en étaient vivement rejetées, tout le monde ne réagit pas comme elle. Il faut donc lutter pour que le commerce n’envahisse pas la piété, pour que la ferveur ne devienne pas routine, etc..

Le Pèlerinage et Marcellin Champagnat

Maintenant que nous voici un peu prémunis par ces quelques réflexions, demandons-nous quelle a été là-dessus l’idée de Marcellin Champagnat, puisque les pèlerinages ont eu une assez grande importance dans sa vie.

Essentiellement, il y a au moins quatre lieux où il se rendait : La Louvesc, Fourvière, Valfleury, N.D. des Victoires à Paris. Je ne cite pas la Rue du Bac, car dans ses deux séjours à Paris, logeant à côté de la maison où Marie était apparue à Catherine Labouré, il n’avait guère d’effort à faire pour y aller. J’en dirais autant pour Notre-Dame de Pitié à La Valla. Dans ces deux cas, il faut parler de piété plutôt que de pèlerinage.

La Louvesc (Ardèche) est sans doute le genre de pèlerinage qui, pour Marcellin Champagnat, unissait le mieux prière et pénitence. Il y est allé enfant à partir de Marlhes (90 kilomètres aller et retour), et jeune prêtre, à partir La Valla (110-120 kilomètres). Dans les deux cas, il alla chercher près du tombeau de saint François Régis lumière et la force pour suivre sa vocation : de séminariste d’abord, puis de fondateur.

Seul ou accompagné, Marcellin a sûrement fait de ces pèlerinages une sorte de retraite, mais une retraite qui faisait entrer physiquement dans la condition essentielle du chrétien : le pèlerin a tout quitté ; il se sent en marche et non installé ; il attend de trouver au lieu même où il l’inspiration suffisante pour faire la volonté de Dieu, c’est-à-dire pour continuer une marche non pas même à boussole, mais à l’étoile.

Chaque jour il accumule le maximum de fatigue pour bien sentir que la vie est un temps d’épreuve, mais que Dieu donne la force d’aller jusqu’au soir, et donne aussi le gîte aussi rudimentaire qu’il soit. Comme dit saint Paul, continuel voyageur :
« Si nous avons de quoi nous nourrir nous vêtir, il ne faut pas demander plus ». (1, Tim. 6.8)

Le pèlerinage de Fourvière ne comportait pas exactement le même genre d’ascétisme — il semble du moins — car pour Marcellin séminariste, la chapelle de Fourvière était peu éloignée, et pour Marcellin vicaire à La Valla ou fondateur à l’Hermitage, nous ne savons pas si ses visites à Fourvière ont été faites quelquefois exprès ou seulement à l’occasion d’autres motifs de voyages à Lyon. C’est à Fourvière bien sûr qu’il a mûri son inspiration, et sans doute y est-il allé souvent, mais enfin là encore il faut peut-être parler plus de piété que de pèlerinage.

On sait qu’il est allé au moins une fois, le 25 juillet 1828 à Valfleury, le sanctuaire marial le plus fréquenté du département de la Loire. Pour lui ce n’était pas une difficulté : 30 kilomètres aller et retour. Il a pris des résolutions après ce pèlerinage, ou plutôt a renouvelé devant Marie des résolutions antérieures.

Mais ce pèlerinage de Valfleury qu’il a fait, il n’a pas invité l’ensemble de sa communauté à le faire : cette précision nous est donnée par son successeur le Frère François. Et cela peut nous faire comprendre la dimension spirituelle qu’il donnait au pèlerinage.

L’explication de cette attitude négative est peut-être à chercher du côté social. A une époque où les ouvriers n’avaient point de vacances, travaillaient quelque 14-15 heures par jour, et presque autant le dimanche, faire traverser Saint-Chamond à une troupe de 50 Frères en soutane, dans un but qui apparaîtrait une simple flânerie, devait lui apparaître comme un affront à la sensibilité ouvrière, après les révolutions lyonnaises de 1831 et 1834.

Par ailleurs il ne devait pas lui paraître possible d’imposer à un groupe humain un peu nombreux la conception très austère qu’il devait se faire du pèlerinage. Quand on voit ce que représentait pour lui un voyage ordinaire à pied, sans rien prendre entre les repas, même pas de l’eau par les grosses chaleurs, on imagine ce qu’il attendait d’un pèlerinage. Donc si c’était plutôt une promenade qu’on voulait faire, il lui semblait préférable de la faire du côté de la montagne, où l’on ne rencontrerait à peu près personne, mais un pèlerinage n’était pas une partie de plaisir.

Pour se mettre à ce diapason, il faudrait penser à ces ascètes orientaux que le monde d’aujourd’hui réapprend à connaître à travers par exemple le livre du « Pèlerin russe ». Ce pèlerin ne va pas vraiment vers un lieu de pèlerinage, mais il chemine à la recherche d’un guide spirituel qui puisse lui expliquer comment toujours prier.

En conclusion

De tels niveaux sont bien hauts pour notre peu d’entraînement spirituel. Mais enfin, sans que tout pèlerinage doive en arriver à la radicalisation spirituelle et ascétique des fervents de San Damiano qui prient sans arrêt à l’aller, au retour et sur le lieu du pèlerinage, ou encore de ces pèlerins de Fatima qui font à genoux une partie du trajet, il faut bien convenir que le pèlerinage d’aujourd’hui a besoin de retrouver plus de rigueur : que ce soit dans l’ascèse d’une charité comme celle des brancardiers de Lourdes, ou d’une marche longue et pénible, ou d’un support mutuel pendant huit jours à l’intérieur d’un autobus, le pèlerinage doit faire mûrir en nous un plus grand renoncement. Il ne s’agit pas de records, mais tout simplement de se mettre dans les pas du Christ qui parcourait la Palestine, sans une pierre où reposer sa tête.

Les étudiants polonais font, au mois d’août, une marche de quelque huit jours. L’an dernier, 60.000 ont marché de Varsovie à Czestochowa : folie mariale qui porte bien des fruits.

On ne s’étonne pas que Jean-Paul II ait pu dire de ses propres pèlerinages à la Reine de Pologne :
« Je ne serais point là où je suis si je n’étais pas venu souvent prier en ce lieu ».

G. MICHEL

(Publié dans « Présence Mariste » n°149, octobre 1981)

Dans la même rubrique…

Mots-clés

Articles liés

Revenir en haut