
Vers 1820-1830, il n’y a pas de corps enseignant primaire. Le plus souvent les maîtres d’école qu’on commence à appeler « instituteurs » occupent un emploi marginal et mal défini, à la fois clérical et communal. Leur niveau intellectuel et leur compétence pédagogique sont le plus souvent très médiocres. L’État commence juste à s’en inquiéter.
Les élites laïques et ecclésiastiques sont partagées : instruire les masses populaires n’est-ce pas arracher des bras à la terre et aux métiers manuels, au risque de susciter des déclassés et des révolutionnaires ? Les milieux populaires ruraux et urbains considèrent trop souvent leurs enfants comme une force de travail et ne perçoivent que confusément les avantages de l’instruction. D’ailleurs, les idées de progrès ou d’ascension sociale ne s’imposent pas encore vraiment face à un idéal de stabilité.

L’idée que l’école, par l’instruction et l’éducation qu’elle procure, est le grand levier de changement de la société est le fait de minorités militantes religieuses ou laïques. Et parmi elles, les Congrégations de Frères et de Sœurs vont jouer un rôle éminent.
D’ailleurs, il faut une bonne dose de conviction et de désintéressement pour consacrer sa vie à apprivoiser des sauvageons afin de leur donner une première teinture d’éducation et d’instruction chrétiennes et se faire considérer par les notables et les parents autrement comme une sorte d’employé subalterne de la paroisse et de la mairie.
Le F. Avit (1819-1892) nous décrit bien cette situation dans son village de Saint-Didier-sur-Chalaronne, dans l’Ain, où, dans les années 1830, il a eu cinq maîtres successifs. Le premier est boiteux, lit mal, ne sait pas écrire, n’a « ni éducation, ni méthode, ni discipline » . Le second lit et écrit bien mais c’est tout. Le suivant est un charlatan qui part au bout d’un an sans payer ses dettes. Le quatrième est plus compétent : il fait lire les « vieux parchemins » (dernier degré de l’apprentissage de l’écriture), apprend à écrire aux enfants, leur enseigne les quatre règles de l’arithmétique.

Mais, étant secrétaire de mairie, il est souvent dérangé, et les récréations sont longues. En outre, selon une tradition bien établie de violence arbitraire « il se servait d’un fouet noueux et tapait toujours sur l’élève le plus proche de lui ». Il pratique certainement la méthode individuelle consistant à s’occuper d’un élève à la fois tandis que les autres se dissipent ou attendent. Seul le dernier instituteur, un ex-Frère des Ecoles Chrétiennes, est édifiant et enseigne bien. Il pratique certainement la méthode simultanée c’est-à-dire l’enseignement à toute une « classe » d’enfants en même temps. C’est la même méthode qu’emploient les Frères Maristes qui s’installent à St Didier en 1836. Et c’est pourquoi le jeune Henri Bilon deviendra Frère Mariste en 1839 sous le nom religieux de F. Avit.
Après quelques années dans diverses écoles tenues par la congrégation, il arrive en octobre 1846 à Mondragon (Vaucluse), une commune redoutée par les Frères des alentours parce que « les enfants les prenaient à coups de pierres chaque fois qu’ils passaient ».
L’école ouvre le 2 novembre. « Ces enfants étaient tous indisciplinés et il fallut une grande énergie pour les réduire. Dès le premier jour, le Frère directeur vit les murs de sa classe couverts d’inscriptions au crayon, injurieuses pour les anciens Frères (d’une autre congrégation) et même obscènes. Le « galot » (le discours virulent) qu’il donna à ses élèves les fit trembler et contribua beaucoup à ramener le silence. Lorsqu’il donna les devoirs pour le lendemain ils se récrièrent ». Mais le Frère avertit : « Si quelqu’un se met en défaut il aura affaire à moi ».
Les deux classes ont au total de 110 à 115 élèves en hiver et une vingtaine de moins pendant l’été. D’après le F. Avit les enfants auraient assez vite accepté son autorité. L’un d’eux lui dit même : « Si vous ne me donnez pas un grand soufflet, la paresse m’envahit » et… « Il reçut donc un grand soufflet et travailla énergiquement pendant quinze jours ». Les parents trouvent le Frère sévère, y compris avec eux, « mais ils avouaient que leurs enfants faisaient de grands progrès ».
A cette époque bien des maîtres d’école, Frères et laïcs, n’ont pas autant d’autorité et il se peut que le F. Avit se vante quelque peu de ses succès. Néanmoins son discours est significatif d’un changement de fond de l’éducation populaire entre 1820 et 1850, l’instituteur, congréganiste ou non, commençant à s’imposer comme notable communal face au maire et au curé, mais aussi auprès des enfants et de leurs parents qui comprennent mieux qu’avant les avantages de l’instruction.
Et puis, par ses connaissances non négligeables, par son art de gouverner les enfants, par son genre de vie digne, le bon instituteur inspire le respect.

Lorsque Jules Ferry établit l’école laïque gratuite et obligatoire en 1881-82, celle-ci hérite d’un statut reconnu, que les congrégations, fortement imbues de la grandeur de la vocation éducative avaient largement contribué à établir. A la fin du XIXe siècle et encore longtemps au XXe siècle, les instituteurs laïcs conserveront cette idée de mission éducative. C’est pourquoi Charles Péguy a parlé d’eux comme des « hussards noirs de la République » pour signifier qu’avant d’être des fonctionnaires ils se considéraient comme des militants d’une cause méritant qu’on y consacre sa vie.
Aujourd’hui nous ne sommes plus dans le même monde éducatif. Comme chacun sait, l’Education nationale est devenue un des fleurons du système étatique et en même temps la fonction éducative est largement dévaluée. Néanmoins, bien des enseignants, comme leurs devanciers congréganistes des années 1840-50, dont presque personne ne se souvient, et les « hussards noirs de la République », un peu trop idéalisés, savent entretenir une flamme éducative au-delà des intérêts corporatifs et des scepticismes.
